Des nouvelles différentes du Congrès annuel de l’American Library Association par Pierre Blouin

Des nouvelles différentes du Congrès annuel de l’American Library Association

par Pierre Blouin

Du 14 au 21 juin 2001 se tenait l’Annual Conference de l’ALA à San Francisco. Grâce au conseiller indépendant (« councillor-at-large ») Mark Rosenzweig, nous avons pu avoir un compte-rendu de la réunion sur la liste de la Progressive Librarians Guild (PLG), compte-rendu qui diffère de ceux qu’on pourra lire dans les revues officielles de l’association. Le conseiller retient l’aspect non démocratique des meetings, dont les enjeux et procédures étaient trop montés d’avance et mis en scène (« stage-managed ») et ce, dans une tradition qui remonte de loin. La planification tactique soignée, tant par l’exécutif que le caucus informel précédant le Conseil, le « Council Caucus »,  a permis d’aborder stratégiquement des questions chaudes, telles celle du conflit de travail à l’hôtel Marriott (où se tenait le Congrès) et de la conférence donnée par Nicholson Baker sur la préservation.

Les surprises étaient de taille à cette réunion : le nouveau président de l’ALA, Mitch Freedman, s’est rendu manifester avec les travailleurs de l’hôtel dans la rue, à l’entrée de l’hôtel, en compagnie de personnalités comme Elaine Harger, Michael Gorman, Patricia Glass Schuman (une ancienne présidente de l’association et figure de proue de la tendance progressiste en bibliothéconomie, gagnante avec Gorman d’une mention honorifique qu’elle n’est pas allée recevoir à la cérémonie de l’Inauguration), ainsi que des conseillers dissidents et les membres du SRRT (Social Responsibilities Round Table, un comité de l’ALA). Mitch Freedman a également boycotté l’Inauguration et toutes les réunions du conseil exécutif. Le syndicat des bibliothécaires de la bibliothèque publique de San Francisco avait prêté son concours dans l’organisation du boycott et de la manifestation.

Rosenzweig décrit les procédures des rencontres, au cours desquelles il a été coupé dans ses interventions par la présidente Nancy Kranich, sur les questions du membership et du quorum. La présidente a invoqué la règle de la limite de trois minutes comme droit de parole, limite toute théorique, soutient Rosenzweig, qui n’a été invoquée que 2 ou 3 fois à sa connaissance en dix ans de rencontres. Tous les autres participants ont parlé sans limite de durée. Kranich a même coupé la parole au nouveau président qui essayait de parler en invoquant un point de privilège personnel. Tout cela, note Rosenzweig, est hautement inhabituel, et a été fait dans un esprit à peine voilé d’animosité et d’irrespect. C’est surtout le manque de démocratie dans les procédures et les pratiques internes au cours des trois rencontres de l’exécutif qui est à déplorer, constate le conseiller. Les règlements mêmes du manuel des politiques de l’ALA définissant le but de ces rencontres aurait été violé, selon Rosenzweig.

Le congrès s’est tenu dans un établissement touché par un conflit de travail, mais l’ALA s’est refusée jusqu’à la fin à reconnaître ce conflit, contrairement à d’autres organisations professionnelles qui ont annulé au Marriott. On a invoqué la complication des procédures de report, ainsi que le travail ardu de préparation du congrès. Les nombreuses invitations du SRRT et de plusieurs personnes à souligner ce problème n’ont pas porté. Des conseillers et membres de l’ALA se sont même laissés aller à une rhétorique plutôt conservatrice, à l’image de leur Association, en disant qu’on n’a pas à s’occuper des conditions des travailleurs hôteliers, qu’on est bien assez mal pris comme travailleurs du savoir (dont la condition serait elle aussi pauvre, doit-on en conclure ?). La conseillère Janet Swan Hill avait même soutenu sur la liste du Conseil de l’ALA que comme aucun conseiller n’a passé de résolution suggérant un boycott, chaque conseiller était convaincu de l’inutilité ou de la non-pertinence d’une telle résolution ! Cela peut aussi signifier, lui a répondu Rosenzweig, que des conseillers étaient convaincus de la pertinence de présenter cette résolution ET qu’il était vain de le faire dans l’état actuel des choses à l’ALA…

Des trois résolutions présentées par le conseiller sur la liste électronique de l’ALA concernant surtout la position à exprimer sur le conflit de travail, AUCUNE n’a été retenue ni même mentionnée à l’ordre du jour. Aucune réponse aux invitations à communiquer avec lui n’a été reçue par le conseiller. C’est le conseiller Al Kagan (également membre de PLG) qui a finalement inscrit deux des résolutions sous son nom. Rosenzweig y voit une tentative évidente d’éviter le débat sur l’affaire Marriott. Étant ainsi arrivée tardivement et avec grand peine à l’agenda, la résolution de boycott n’a pu donner les résultats escomptés. Un conseiller, Larry Romans, avait inscrit une résolution similaire des semaines après celle de Rosenzweig, mais on l’a considérée en priorité (deux résolutions sur le même sujet ne peuvent être traitées selon les règlements de l’ALA) : cette résolution de Romans proposait un report du sujet pour discussion ultérieure… C’est finalement le directeur exécutif Bill Gordon qui a pu, lors d’une « discussion informelle » proposée et adoptée sans vote, exposer amplement le point de vue de la direction. Les interventions de Rosenzweig pour protester contre cette procédure furent interrompues par la présidente des débats, et par des conseillers.

Sans parler de l’ardoise proposée par John W. Berry à son Comité des Nominations, qui s’est avérée être montée sans aucune consultation avec les intéressés… Sans parler aussi de cette politique de préservation réécrite à la dernière minute et présentée en réaction à l’intervention de Nicholson Baker, politique dont bien évidemment les conseillers progressistes n’avaient jamais entendu parler… Sans parler de la charge menée contre Baker et sa personne par le conseiller Peter Graham, de l’Université de Syracuse, lequel n’avait même pas assisté à la conférence de Baker (qui a attiré des centaines de participants)… Un seul exemple de la duplicité de l’ALA sur ce sujet de la préservation des documents-sources : Elaine Harger a proposée de changer la phrase « The federal government must provide leadership » pour « The federal government must provide support », en développant un plan national et évolutif de préservation, suggestion ignorée.

Bref, aucune réponse affichée sur la liste de discussion de l’ALA aux messages conservateurs des conseillers sénior, sauf ceux de Rosenzweig ! Et aucune réponse de cet establishment aux messages de Rosenzweig. Belle image de l’idéologie monolithique, toute empreinte de promotion et de management sans histoire, qui règne dans l’association. Beau cul-de-sac du débat démocratique qui devrait animer une telle organisation, à moins de se résoudre à considérer le Savoir et son Économie comme des leitmotivs vides de sens… Ce n’est pas en autorisant un comité comme le SRRT, puis en faisant tout pour lui clore le bec, qu’on peut se réclamer démocratique. Comme l’écrit très expressément Rosenzweig, avec sa verve et son style revigorants, «  While, more and more, ALA Inc. worships at the feet of corporations, intones the mantra of the market, invokes the wisdom of bottom-line, it turns its back to working people (…) It only stands to reason, I suppose… But it needn’t be that way. We can come together and buy back our soul and perhaps find our lost moral compass, and not take directions from the powerful force-field of corporatization, commodification, co-optation, managerialism, marketization, technomania, “logo”-philia and PR-speak. In other words, we can rediscover that we can practice what we actually preach”.

« Nous avons réellement besoin à l’ALA de conseillers prêts à prendre des risques », dit Rosenzweig, « de personnes capables d’endurer l’opprobe, la dérision, les sentiments hostiles, les tapes dans le dos, les sourires des collègues ».

Pendant qu’on parlait dans les salons et galas et dîners et sur les tribunes du congrès de Liberté Intellectuelle, de Free Speech, de Diversité d’Opinion, des droits des minorités, tant visibles qu’invisibles, l’ordre était assuré à l’extérieur par les agents de sécurité du Marriott, en nombre excessif… « What was that strange looking stuff foating on the surface of your martini ? »

 

© Tous droits réservés, Pierre Blouin
À jour le 4 avril 2001
Hermès : revue critique

Cet article a été publié dans Uncategorized. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire